"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

lundi 11 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (2/8)



J’ai eu la chance de connaître de nombreux moines qui l’avaient eu pour supérieur. Et aussi des peintres célèbres, des écrivains, des savants, des restaurateurs de Moscou, Leningrad, Riga qu’il avait reçus dans son hospitalière demeure. Pour eux il resta toujours un exemple de moineguerrier, à la fois spirituel et intrépide, un père idéal, exigeant et aimant. Malgré son grand pragmatisme, son sens appuyé des réalités, malgré son esprit brillant, souvent très aiguisé, et son imagination stupéfiante, beaucoup de ses contemporains (et parmi eux des moines d’un haut ascétisme) le considéraient comme un saint.

 L’archimandrite Serafim, qui jouissait d’une incontestable autorité au monastère, manifesta, après la mort du père Alipi, un étonnement sincère face aux moines qui rêvaient de lointains pèlerinages sur les lieux où de grands saints avaient accompli leurs exploits spirituels : « Pourquoi partir si loin ? s’interrogeait-il avec perplexité. Allez dans les grottes, là où se trouvent les reliques du père Alipi. » 
Le Seigneur n’aime pas les timorés. C’est le père Rafaïl qui me fit un jour découvrir cette loi spirituelle. Et il la tenait lui-même du père Alipi. Dans l’un de ses sermons il avait dit : « À la guerre, j’ai vu de mes propres yeux comment certains craignaient de mourir de faim. Ils portaient sur le dos des sacs avec des biscuits pour prolonger leur vie et ne pas se battre. Et ces gens-là tombaient avec leurs biscuits et voyaient leurs jours écourtés. Mais ceux qui enlevaient leur vareuse et luttaient contre l’ennemi restaient en vie. » Quand on vint lui confisquer les clés des grottes, le père Alipi ordonna à son frère servant : – Père Kornili, apporte-moi une hache, nous allons trancher des têtes ! Les fonctionnaires prirent la fuite : qui sait ce qui pouvait passer par la tête de ces fanatiques obscurantistes ?! Le supérieur savait bien qu’il ne donnait pas de tels ordres en l’air. 
Un jour, alors que l’on venait pour la nième fois exiger la fermeture du monastère, il déclara sans détours : – La moitié de mes frères a combattu sur le front. Nous sommes armés, nous nous battrons jusqu’à la dernière cartouche. Regardez ce monastère : comment peut-il être question de dislocation ? Les tanks ne passeront pas. Vous ne pourrez nous prendre que par les airs, avec l’aviation. Mais dès que le premier avion apparaîtra au-dessus du monastère, la nouvelle sera immédiatement retransmise dans le monde entier par la Voix de l’Amérique. Alors réfléchissez ! 
Je ne sais quels arsenaux possédait le monastère. Je pense plutôt qu’il s’agissait d’une ruse de guerre du supérieur et que sa menace cachait, une fois de plus, une plaisanterie. Mais comme on dit, toute plaisanterie comporte une part de vérité. En ces années-là, la confrérie offrait un visage singulier : plus de la moitié des moines s’étaient vus décerner des décorations et étaient des anciens combattants de la Grande Guerre patriotique. Une fraction, importante elle aussi, avait connu les camps staliniens. D’autres enfin avaient traversé les deux, la guerre et le Goulag. – C’est celui qui passe à l’offensive qui gagne, disait le père Alipi. Et il suivait lui-même à la lettre cette stratégie. 
C’est précisément dans ces années-là que, luttant pour le monastère, le supérieur en fit reconstruire les puissants murs de fortification, tombés en ruine, restaura les églises à l’abandon, mit au jour, grâce à un travail professionnel irréprochable, les anciennes fresques, remit en état les bâtiments où logeaient le supérieur et la communauté. Étant lui-même peintre, il évita que ne fussent vendues en dehors du pays les oeuvres de maîtres russes et étrangers. Dans son énorme collection, figuraient des Levitan et des Polenov. Avant de mourir, le père Alipi céda gracieusement ces chefs-d’oeuvre au Musée russe de Saint-Pétersbourg. 

Enfin, il fit aménager partout des jardins, des parterres de fleurs et des vignes si merveilleux que le monastère devint un des endroits les plus beaux de Russie. Une personne venue pour la première fois à Petchory, en pèlerinage ou comme touriste, découvrait un monastère fabuleux, admirable, avec quelque chose de tout à fait irréel au milieu de la morne réalité soviétique. 
Mais le principal exploit du père Alipi fut d’organiser le mouvement spirituel que représentaient les startsy. Ce phénomène a notamment ceci d’étonnant qu’il n’est pas rattaché à un lieu précis, à un monastère concret. Il migre à travers le monde, s’épanouit, par exemple, de façon inattendue au-delà de la Volga, dans les skit de la Thébaïde du Nord, ou bien dans le désert de Beloberejski, au milieu des bois, ou encore à Sarov ou à Optino. 
Au milieu du xxe siècle, c’est au couvent de Pskovo-Petcherski qu’il a trouvé asile. Et le père Alipi sut en discerner la mystérieuse trajectoire. Il protégea les startsy comme un trésor précieux et en accrut le nombre. Il obtint l’autorisation pour que les grands startsy de Valaam soient transférés de Finlande à Petchory. Il accueillit après ses séjours en prison et son exil le hiéromoine tombé en disgrâce Ioann (Krestiankine). Ce fut l’évêque Pitirim qui l’amena en secret au monastère. Il donna refuge au père Adrian qui avait été obligé d’abandonner la laure de la Trinité-Saint-Serge. Durant le supériorat du père Alipi, grandit toute une génération de startsy-guides spirituels dont certains sont évoqués dans ce livre. À l’époque, créer et préserver une telle chose relevait d’un véritable exploit.


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