"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

mercredi 13 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (4/8)


Les offices religieux dans les grottes ne s’interrompirent pas. La guerre livrée au monastère ne connaissait aucun jour de trêve. 
L’écrivain de Pskov, Valentin Kourbatov, se souvient : « Avant la visite d’une nième commission étatique venant fermer le monastère, le père archimandrite Alipi annonça sur les Saintes Portes que la peste s’était déclarée au couvent et qu’il ne pouvait permettre à la commission d’y pénétrer. Celle-ci était dirigée par Anna Ivanovna Medvedeva, présidente du comité régional à la Culture. Et c’est à elle que le père s’adressa : “Excusez-moi, ce ne sont pas mes idiots de moines qui me font pitié. Ils sont de toute façon destinés au Royaume des cieux. Mais c’est vous, Anna Ivanovna, et vos chefs que je ne peux laisser entrer. C’est que je ne trouverais pas les mots qu’il faut pour répondre de vous à l’heure du Jugement dernier. Donc, pardonnez-moi, mais je ne vous ouvrirai pas.” Et, pour la nième fois, le voilà lui-même qui prend l’avion pour Moscou, fait des démarches, frappe à toutes les portes et finit, une fois de plus, par triompher. » 
De même qu’un vrai guerrier distingue infailliblement ses ennemis, de même le père Alipi se montrait intraitable envers les démolisseurs conscients. Mais avec les simples gens il se comportait tout à fait différemment, y compris lorsque ceux-ci, par manque de discernement, ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Cela peut paraître étrange après les histoires que je viens de raconter ici, mais l’essentiel dans la vie du père Alipi, d’après ses propres dires, c’était l’amour. C’était lui son arme invincible et inconcevable pour le monde. 
« L’amour, disait ce grand supérieur, est la prière suprême. Si la prière est la reine des vertus, alors l’amour chrétien est Dieu, car Dieu est Amour… Ne regardez le monde qu’à travers le prisme de l’amour et tous vos problèmes s’envoleront : vous verrez en vous le règne de Dieu, dans l’homme une icône, dans la beauté terrestre l’ombre de la vie au paradis. Vous m’objecterez qu’il est impossible d’aimer ses ennemis. Souvenez-vous des paroles du Christ : “Tout ce que vous avez fait aux hommes, vous me l’avez fait à Moi.” Écrivez ces mots en lettres d’or sur les tables de la loi de vos coeurs, écrivez-les à côté de l’icône et lisez-les chaque jour. » 
Un soir, alors que les portes du monastère étaient fermées depuis longtemps, le gardien accourut, épouvanté, chez le père supérieur et lui annonça que des militaires en état d’ivresse voulaient pénétrer de force dans le monastère (on apprit plus tard qu’il s’agissait d’élèves parachutistes qui fêtaient chaudement la fin de leur scolarité dans leur chère école). Malgré l’heure tardive, les jeunes lieutenants exigeaient qu’on leur ouvre incontinent toutes les églises du monastère, qu’on leur organise une visite guidée et qu’on les laisse déterminer à quel endroit les popes retranchés là cachaient leurs nonnes. Le gardien raconta horrifié que les officiers ivres s’étaient déjà munis d’une énorme poutre qu’ils utilisaient comme bélier pour défoncer le portail. 
Le père Alipi s’éloigna dans ses appartements et en revint revêtu d’une vareuse militaire ornée de plusieurs rangées de médailles qu’il avait enfilée sur son manteau ecclésiastique. Il jeta sa chape sur cet uniforme de façon à cacher les décorations et se dirigea vers les Saintes Portes accompagné du gardien. De loin déjà, il comprit que le monastère subissait un véritable assaut. Arrivé tout près, il ordonna de tirer les verrous et, instantanément, une dizaine de lieutenants se ruèrent à l’intérieur du monastère. Ils s’attroupèrent, menaçants, autour du vieux moine emmitouflé dans sa chape noire et exigèrent à qui mieux mieux qu’on leur montre les lieux, que l’on cesse de faire régner en territoire soviétique les lois de l’Église et de dissimuler aux futurs héros un musée du patrimoine appartenant au peuple tout entier. Le père Alipi les écouta, tête baissée. Puis il leva les yeux et enleva sa chape… Les lieutenants se mirent au garde-à-vous, bouche bée. Le père les observa tous d’un air menaçant et demanda sa casquette au lieutenant qui se tenait le plus près de lui. Celui-ci la lui remit docilement. Le père vérifia qu’à l’intérieur du bandeau se trouvait bien, comme il était d’usage, le nom de famille de l’officier écrit à l’encre, puis il fit demi-tour et repartit chez lui. Dégrisés, les lieutenants le suivirent d’un pas traînant. Ils murmuraient des excuses et demandaient que la casquette leur soit rendue. Les jeunes gens voyaient se profiler de sérieux désagréments. Mais le père Alipi ne leur répondait pas. 
C’est ainsi que les jeunes officiers parvinrent à son domicile et s’arrêtèrent, hésitants. Le supérieur ouvrit la porte et les invita d’un geste à entrer. Ce soir-là, il resta avec eux jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il les régala comme lui seul savait le faire. Il leur fit visiter lui-même le monastère, leur montra les anciens sanctuaires, leur parla du passé glorieux et du présent fascinant du monastère. À la fin, il embrassa chacun d’entre eux comme un père et les récompensa avec prodigalité. Ils refusèrent, troublés. Mais il leur dit que cet argent que leurs grands-mères, leurs grands-pères et leurs mères avaient réuni leur serait utile. Ce fut un cas particulier, mais pas unique en son genre. Le père Alipi ne perdait jamais sa foi en la puissance Divine capable de métamorphoser les hommes, quels qu’ils soient. Il savait d’expérience que bien des persécuteurs de l’Église étaient devenus chrétiens, soit dans le secret, soit ouvertement, peut-être même grâce aux propos sévères, décapants et pleins de vérité qu’ils avaient entendus de sa propre bouche. 
Des mois, et parfois des années plus tard, les ennemis d’hier revenaient vers lui, non plus pour molester le monastère, mais pour rencontrer en la personne du supérieur un témoin d’un monde autre, un pasteur et un guide spirituel plein de sagesse. Car une vérité prononcée sans crainte, pour amère et au premier abord incompréhensible qu’elle soit, reste gravée dans la mémoire d’un individu. Et il la critiquera jusqu’au moment où il finira par l’accepter ou la rejeter à jamais. Les deux attitudes sont possibles.


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